Une philosophie de l'action directe en pédagogie ? L'exemple du tâtonnement expérimental


(Article paru initialement sur le site Q2C en 2013)



Cet article se donne pour objectif de montrer les liens qui existent entre le tâtonnement expérimental chez Celestin Freinet et la philosophie syndicaliste révolutionnaire.



1. Le tâtonnement expérimental : « l’apprentissage de la marche » contre « la dissection »

Celestin Freinet fait du « tâtonnement expérimental », « la clé de voûte de [sa] pédagogie » (Freinet, 1966). Pour rendre compte de cette notion, il use en particulier de deux exemples sur lesquels je souhaite revenir.


L’exemple de l’enfant qui apprend à marcher :

« Chez le débutant conducteur, aucun geste n’est encore passé dans l’automatisme : il est comme l’enfant qui doit calculer tous les mouvements de ses premiers pas […] Il saura conduire, comme il sait marcher, quand il pourra rouler, parler et discuter, comme si la mécanique était vraiment le prolongement naturel de sa mécanique interne. » (Freinet, 1966)


Cet exemple est philosophiquement intéressant à deux titres :


Le premier, c’est qu’il s’agit d’un exemple que l’on retrouve à la fois chez Kant et chez le pédagogue anarchiste, Sébastien Faure (Pereira, 2013). Il n’y a pas exactement la même fonction que chez Freinet. Chez ces deux auteurs, cet exemple vise à s’interroger sur la manière dont un individu fait l’apprentissage de la liberté. Ces deux penseurs font du « tâtonnement expérimental », la seule méthode qui puisse permettre d’apprendre à devenir libre. Ce point est d’autant plus à souligner que Kant, par ailleurs partisan en pédagogie d’une méthode qui repose sur l’imposition de la contrainte extérieure, fait de cette méthode la condition de possibilité de l’émancipation individuelle et collective de l’adulte, mais qu’il la refuse pour l’enfant. Il ne s’agit plus alors de procéder par une méthode intellectualiste et démonstrative qui pourtant caractérise le rationalisme. Pour Freinet, cette méthode qui consiste à expérimenter par soi-même, avant de connaître les règles, c’est « la méthode naturelle », qu’il oppose à la méthode scolastique.

La seconde dimension qu’il semble intéressant de souligner c’est la proximité des analyses de Freinet avec celles de Bergson (Jacomino, 2011). Freinet met en avant deux caractéristiques de la vie : le mouvement et le tâtonnement. Le tâtonnement est une caractéristique de l’élan vital pour Bergson : « On cherche la mobilité, on cherche la souplesse, on cherche à travers bien des tâtonnements, et non sans avoir donné d’abord dans une exagération de la masse et de la force brutale – la variété des mouvements » (Bergson, 1907). Le bergsonisme de Freinet est également sensible dans le fait qu’une fois le premier élan figé par la répétition, il devient une habitude, un mécanisme.


L’exemple de la dissection


Un second exemple significatif pour comprendre le tâtonnement expérimental dans ses dimensions philosophiques est celui de la dissection :

« Témoins ces éducateurs, et ils sont encore trop nombreux, qui trouvent trop difficile l’étude d’une poule vivante. Ils tuent la poule pour en examiner méthodiquement les diverses parties. Ils essaierons ensuite de redonner vie à la poule ». (Freinet, 1966)

La méthode analytique, qui est celle de l’intellectualisme rationaliste cartésien, conduit à découper en unités simples, puis en partant de ces éléments à reconstituer la complexité. Or Freinet considère au contraire qu’il n’est pas possible de parvenir à reproduire le mouvement de la vie à partir de cette méthode. Il y a toujours plus dans l’organisme que la simple décomposition de ses parties Cet exemple de la dissection, opération rationaliste, opposé au mouvement de la vie, on le trouve également chez Bakounine (Bakounine, 1882) : jamais le caractère général de la science ne pourra selon lui rendre compte de la singularité de l’individu existant. Il s’agit ici pour Bakounine de s’opposer à Marx en portant une critique à la logique de Hegel. Cette opposition, à la méthode rationaliste analytique, incapable de rendre le mouvement de la vie car elle le découpe sans jamais parvenir à le reconstituer, se trouve également chez Bergson qui en fait un élément central de sa philosophie (Bergson, 1907).


La méthode expérimentale


Célestin Freinet appuie parfois la justification de sa méthode du tâtonnement expérimental sur des citations de Claude Bernard (Jacomino, 2011). On trouve effectivement chez cet auteur une référence à l’importance du tâtonnement au début de la démarche scientifique : « Ces sortes d’expériences de tâtonnement, qui sont extrêmement fréquentes en physiologie, en pathologie et en thérapeutique, à cause de l’état complexe et arriéré de ces sciences, pourraient être appelées des expériences pour voir, parce qu’elles sont destinées à faire surgir une première observation imprévue et indéterminée d’avance, mais dont l’apparition pourra suggérer une idée expérimentale et ouvrir une voie de recherche » (Bernard, 1865). Elles sont mises en oeuvre afin de faire surgir par la suite des hypothèses.

Bergson a consacré une conférence élogieuse à la méthode de Claude Bernard (Bergson, 1913). Ce dernier approuve en particulier le fait que la méthode de Bernard soit un instrumentalisme épistémologique. Les théories scientifiques sont des instruments pour décrire le monde, mais l’intelligence, parce qu’elle est une partie et non la totalité, ne peut embrasser complètement cette dernière. C’est pourquoi les règles trouvées a posteriori ne peuvent rendre compte du mouvement de la vie. Par conséquent nos théories scientifiques sont conduites à se transformer et à changer. Cette thèse est également présente chez Freinet  : « Une science n’est valable que si elle est le fruit du Tâtonnement Expérimental, et que si elle évolue selon les données du milieu et le résultat de l’expérience » (Freinet, 1966).

Il est possible de voir en outre des points communs entre la pédagogie de Freinet d’une part et d’autre part l’épistémologie et la pédagogie pragmatiste : « Tout acte réussi, comme l’eau qui a lentement ouvert une faille par où elle rejoint le courant, laisse une trace dans l’organisme vivant. Et, naturellement, selon le principe d’économie de l’effort, on a tendance à repasser par le faille qui a été une réussite »(Freinet, 1966). C’est ce que Freinet appelle la perméabilité. C’est donc l’expérience et ses conséquences qui détermine la fixation de la croyance (Peirce, 1878).

Néanmoins, il est possible de distinguer la méthode de Freinet de celle de Bernard, de Peirce et de Dewey, par l’absence de rôle que semble jouer, dans le tâtonnement expérimental, la capacité à produire des hypothèses. Si Dewey (que Freinet connaît et cite par ailleurs) accorde un rôle important à l’expérience dans sa pédagogie (Dewey, 1938b), sa méthode expérimentale, comme celle de Claude Bernard, accorde une large place à la problématisation et à l’expérimentation d’hypothèses, plutôt qu’au tâtonnement lié au hasard (Dewey, 1938b). En effet, l’abduction, qui est le mode de raisonnement théorisé par Peirce, et qui consiste à formuler des hypothèses à partir de l’observation d’une situation, distingue le pragmatisme d’un empirisme aveugle. La formulation d’hypothèses renvoie à la capacité à imaginer. Il est tout à fait intéressant, que non plus dans le domaine scientifique, mais dans celui de l’action politique, Georges Sorel (Sorel, 1908a) ait fait de l’imagination une fonction centrale de l’action politique. En effet, sa théorisation de la grève générale, la présente comme un mythe qui incite à l’action. Le mythe occupe ainsi dans l’ordre politique, une fonction analogue à l’hypothèse en sciences.

Ce point me conduit dans un second temps, à m’intéresser, aux homologies qui existent entre la pensée pédagogique de Freinet et la philosophie de l’action syndicaliste révolutionnaire.


2- La pédagogie de Freinet et la philosophie syndicaliste révolutionnaire


Freinet a été adhérent à la Fédération des membres de l’enseignement laïque et a contribué régulièrement à l’Ecole Emancipée (Chambat, 2012). Il cite Sorel (Freinet, 1929) et il a également lu Proudhon qui est l’un des inspirateurs des philosophes syndicalistes révolutionnaires (Vourzay, 1999). Je vais m’intéresser ici plus particulièrement aux présupposées philosophiques communs entre la pensée pédagogique de Freinet et la philosophie syndicaliste révolutionnaire. La notion de « philosophie syndicale » apparaît au début du XXe pour désigner les thèses des philosophes de la nouvelle école dont le principal d’entre eux est Sorel (Guy-Grand, 1911).

Le syndicaliste révolutionnaire Albert Thierry a jeté les bases d’une « action directe en pédagogie » avant la Première guerre mondiale :

« Jadis je croyais qu’il fallait faire d’eux des hommes. Mais cette tâche est bien au-dessus du pouvoir d’un maître. (Tant mieux, d’ailleurs.) Je me consolerais si j’en faisais seulement des domestiques critiques. Par exemple (il y en a d’autres), des fonctionnaires syndicalistes. […] On ne m’a pas enseigné cela dans l’École normale supérieure d’enseignement primaire, on ne m’y a pour ainsi dire rien enseigné. Alors je m’adresse à ces enfants mêmes. […] Je n’ai pas menti. J’ai dit simplement : - Voilà ce qui existe. Mais j’ai ajouté : - Ça peut changer. […] C’est de mes élèves que je voudrais tirer toute ma pédagogie. Leur désir, je l’épie ; leur volonté m’indique leurs besoins, leur expérience me fournit mes exemples, leur curiosité dirige ma méthode, leur fatigue commande mes inventions… Voulez-vous, proportions gardées, que nous appelions cela de l’action-directe ? » (Thierry, 1909).

La pédagogie d’action directe prend ainsi pour point de départ le désir d’apprendre : « C’est quand l’enfant s’entête à monter l’escalier qu’on peut l’y aider discrètement mais utilement » (Freinet, 1966). Mais s’il y a un désir d’apprendre chez l’enfant, c’est que celui-ci correspond à un besoin vital. Les jeux mêmes de l’enfant le montre pour Freinet car ils renvoient au fond à un besoin vital de travailler (Vourzay, 1999). Le travail, lorsqu’il est en adéquation avec ses besoins vitaux, procure à l’enfant une joie comparable au jeu.

Comme on le voit, Freinet accorde une centralité au travail . Ce caractère fondamental du travail est déjà présent à la fois chez Marx et chez Proudhon. Chez ces deux auteurs, le travail renvoie tout d’abord à une force vitale ( Proudhon, 1861 ; Marx, 1867). La force pour Proudhon est action et l’action chez l’être humain prend la forme du travail (Proudhon, 1861). Le travail constitue la condition de possibilité de l’émergence de l’intelligence humaine (Proudhon, 1858). Le travail doit conduire à permettre à l’ouvrier de développer son intelligence. Ainsi pour Freinet si l’enfant doit être actif dans son apprentissage, c’est que la vie est action et que la connaissance se fixe par l’action. Mais c’est également parce que c’est par le travail que se développe l’esprit humain (Vourzay, 1999).

Cette centralité accordée à l’action dans le travail militant se retrouve chez les syndicalistes à travers la notion d’action directe. La centralité du travail apparaît également exaltée parce que le travail manuel de l’ouvrier n’est pas simplement une répétition mécanique, il comporte une dimension créative : « Dans toutes les industries, on pourrait citer des perfectionnements considérables qui ont eu pour origine de petits changements opérés par des ouvriers doués du goût de l’artiste pour l’innovation » (Sorel, 1908a). Cette dimension de création dans le travail provient du fait même qu’il s’agit d’une activité vitale. En effet, pour Bergson, dont Sorel est un lecteur (Sorel, 1908a), la vie même est création : : « la vie [évolue] sous nos yeux comme une création d’imprévisible forme » (Bergson, 1907). Or toute création est source de joie : « La vie nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est lancée. […] nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie »(Bergson, 1911). Ainsi, il pouvait sembler paradoxal que l’enfant puisse éprouver « une joie de l’effort », mais cela n’est possible que si le travail qu’on lui propose correspond à son utilité vitale et s’il lui permet d’exprimer sa créativité.

Comme, nous l’avons vu en première partie, cet effort de l’élan vital se traduit par un tâtonnement expérimental. Or cette thématique d’une action qui est imprévisible et qui implique donc des hasards, qui sont une caractéristique du tâtonnement chez Freinet, se trouve présente chez Sorel dans son analyse de l’histoire du mouvement révolutionnaire : « Tout en lui est imprévisible. […] Il faut s’attendre à rencontrer beaucoup de déviations qui sembleront remettre tout en question ; il y aura des temps où l’on croira perdre tout ce qui avait été regardé comme définitivement acquis ; le trade-unionisme pourra paraître triompher même à certains moments » (Sorel, 1908b).


Bibliographie :


Bakounine Mickael, Dieu et L’État (1882)

Bergson Henri, L’évolution créatrice (1907).

Bergson Henri, « La conscience et la vie » (1911).

Bergson Henri, « La philosophie de Claude Bernard » (1913).

Bernard Claude, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale(1865).

Chambat Grégory, « Freinet, un engagement social et syndical », in La revue N’autre école, novembre 2012).

Chauviré C., « La logique de l ’abduction chez Pierce », in Revue Colombienne de philosophie des sciences (2010)

Dewey John, Logique – La théorie de l’enquête (1938a).

Dewey John, Expérience et éducation (1938b).

Freinet Celestin, « Vers une méthode d’éducation nouvelle pour les écoles populaires », in Vie pédagogique (1929).

Freinet Celestin, Le tatonnement expérimental (1966).

Guy-Grand Georges, La philosophie syndicaliste (1911).

Jacomino Baptiste, Alain et Freinet. Une école contre l’autre ? (2011).

Marx Karl, Le capital (1867).

Peirce Charles Sanders, « Comment se fixe la croyance ? » (1878).

Pereira Irène, « De l’enseignement de la philosophie », in Diotime, (janvier 2013).

Proudhon Pierre-Joseph, « VIe Etude – Le travail », in De la justice dans la Révolution et dans l’Eglise (1858)

Proudhon Pierre-Joseph, La guerre et la paix (1861).

Sorel Georges, Réflexions sur la violence (1908a).

Sorel Georges, La décomposition du marxisme (1908b).

Thierry Albert, « L’action directe en pédagogie », in La vie ouvrière (5 décembre 1909)

Vourzay Marie-Hélène, « L’école-travail de Freinet : métaphore de la cité idéale », in Mots (1999)

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Professeur des Universités.

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