LE LANGAGE

 

 

Sujet : La maîtrise du langage est-elle la condition de possibilité de la pensée ?

 

I- Eléments de problématisation :

 

La thématique de la relation entre la pensée et le langage est classiquement abordée en philosophie en terminale à travers des sujets tels que « Peut-on penser sans les mots ? ».

 

Il est possible d'exemplifier et d'approfondir cette question en dégageant les enjeux philosophiques de controverses en psychologie et sociologie de l'éducation concernant les rapports entre le langage et l'élaboration de la pensée abstraite.

 

1) Langage et raisonnement :

Une première problématique concerne la question des relations entre des aptitudes de raisonnement innées et le vocabulaire acquis dans le développement de la pensée. Les travaux du psychologues Alain Lieury montrent que la mémoire sémantique est davantage corrélée avec la réussite scolaire que l'aptitude au raisonnement. Ceci pourrait expliquer pourquoi il existe une corrélation entre la réussite scolaire et le temps consacré à la lecture. L'acquisition d'un vocabulaire élaboré serait la condition de possibilité du développement d'une pensée complexe.

 

2) Société et pensée :

Les travaux de Lev Vygotski et de Jérôme Bruner mettent en lumière le rôle du langage comme activité sociale dans le développement de la pensée. A la différence de la théorie constructiviste de Piaget qui considère que la pensée se développe de l'individu vers le social, les théories socio-constructivistes insistent sur l'immersion socio-culturelle dans le développement de la pensée. Les interactions verbales sont donc une condition du développement de la pensée abstraite.

 

3) Langage oral et classes sociales

Les études sociologiques mettent en relief qu'il existe une inégalité sociale avant même le cours élémentaire entre les enfants en fonction de leur origine socio-économique. Le problème consiste à se demander si un enfant issu des classes populaires souffrirait d'un handicap socio-culturel (thèse attribuée à Bernstein). A l'inverse d'autres auteurs (comme Labov) ont cherché à revaloriser la richesse d'un langage populaire. Ce qui apparaît en particulier significatif dans l'élaboration du langage, ce sont les interactions de mise en récit entre les enfants et leurs familles. Les enfants issus de milieu socio-économiques favorisés bénéficient de nombreuses interaction au cours desquelles ils apprennent à l'élaboré un récit cohérent et compréhensible par un tiers.

 

4) Culture de l'oral et culture de l'écrit :

Une deuxième difficulté tient au rôle de l'écrit (lecture et écriture) dans l'élaboration de la pensée. Il s'agit alors de mettre en évidence une différence de nature entre la pensée telle qu'elle s'élabore dans le langage oral et la pensée élaborée dans la culture écrite : abstraction, réflexivité, métadiscours... La maîtrise de l'écrit serait la condition de possibilité de l'élaboration de ces processus de secondarisation nécessaire à la production d'une pensée abstraite et à la réussite scolaire. Le problème qui se trouve alors posé consiste à savoir si la culture orale des classes populaires ne constitue pas un obstacle à la maîtrise de la pensée abstraite permettant l'entrée dans la culture écrite. Le sociologue Jean-Pierre Terrail, en s’intéressant au développement de la pensée dans les sociétés sans écritures, critique la thèse selon laquelle la culture orale des classes populaires serait un obstacle. Il faudrait donc plutôt concentrer l'effort sur les méthodes pédagogiques et en particulier les méthodes de lecture mises en œuvre à l'école.

 

II- Des textes classiques de la philosophie pour aborder des problématiques contemporaines :

 

a) Rousseau : Le langage et le développement de la pensée abstraite

 

Toute idée générale est purement intellectuelle ; pour peu que l’imagination s’en mêle, l’idée devient aussitôt particulière. Essayez de vous tracer l’image d’un arbre en général, jamais vous n’en viendrez à bout, malgré vous il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé, et s’il dépendait de vous de n’y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressemblerait plus à un arbre. Les êtres purement abstraits se voient de même, ou ne se conçoivent que par le discours. La définition seule du triangle vous en donne la véritable idée : sitôt que vous en figurez un dans votre esprit, c’est un tel triangle et non pas un autre, et vous ne pouvez éviter d’en rendre les lignes sensibles ou le plan coloré… Il faut donc parler pour avoir des idées générales ; car sitôt que l’imagination s’arrête, l’esprit ne marche plus qu’à l’aide du discours.

RousseauDiscours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

 

Remarques : Ce texte de Rousseau est souvent utilisé pour distinguer le langage humain de la communication animale et mettre en lumière le lien qui existe entre le langage et l'élaboration d'une pensée abstraite. La production de concepts constitue la condition de possibilité du développement d'une réflexion abstraite. Il est alors possible de mettre en relief le lien entre la pensée abstraite et les capacités de secondarisation que nécessite les travaux intellectuels durant les études au lycée, puis après le bac.

La philosophie est souvent perçue comme une discipline abstraite par les élèves sans qu'ils comprennent l'intérêt que présente la montée en abstraction. A l'inverse, les exemples concrets leurs paraissent bien plus accessibles étant donné qu'ils peuvent s'en faire une représentation sous forme d'image. Il est alors intéressant au moment où l'on aborde les repères : abstrait/concret, essence/accident... de dégager les enjeux intellectuels de l'abstraction. Il est possible à l'aide de plusieurs exemples de montrer comme une réflexion abstraite possède l'avantage sur l'exemple concret de pouvoir s'appliquer à un grand nombre d'objet et de pouvoir ainsi leur être utile tout au long de l'existence. Cela permet en outre d'aborder une difficulté pédagogique présente dans toutes les matières, à savoir la transférabilité des connaissances qui suppose un mouvement de contextualisation/décontextualisation/recontextualisation. Bien souvent les élèves sont capables d'utiliser les connaissances apprises en philosophie sur des sujets proches de ceux traités en cours, mais ils ne vont pas voir que les mêmes connaissances peuvent être appliquées dans un tout autre contexte. Or c'est justement leur fort degrés d'abstraction qui permet leur transfert à des situations concrètes très diverses.

 

b) Marx : le langage, comme condition sociale de la conscience

 

Et c'est maintenant seulement, après avoir déjà examiné quatre moments, quatre aspects des rapports historiques originels, que nous trouvons que l'homme a aussi de la "conscience" . Mais il ne s'agit pas d'une conscience qui soit d'emblée conscience "pure". Dès le début, une malédiction pèse sur "l'esprit", celle d'être "entaché" d'une matière qui se présente ici sous forme de couches d'air agitées, de sons, en un mot sous forme du langage. Le langage est aussi vieux que la conscience, — le langage est la conscience réelle, pratique, existant aussi pour d'autres hommes, existant donc alors seulement pour moi-même aussi et, tout comme la conscience, le langage n'apparaît qu'avec le besoin, la nécessité du commerce avec d'autres hommes. Ma conscience c'est mon rapport avec ce qui m'entoure. Là où existe un rapport, il existe pour moi. L'animal "n'est en rapport" avec rien, ne connaît somme toute aucun rapport. Pour l'animal, ses rapports avec les autres n'existent pas en tant que rapports. La conscience est donc d'emblée un produit social et le demeure aussi longtemps qu'il existe des hommes.

Marx, L'idéologie allemande (1845)

 

Remarques : Marx entend proposer une explication matérialiste et sociologique des origines de la conscience ( et donc de l'esprit humain). Contre la thèse cartésienne d'une innéité de l'esprit et d'une conscience monologique, Marx met en relief la fonction du langage dans l'émergence de la pensée humaine. La pensée intérieure est seconde par rapport aux interactions verbales. L'esprit humain est donc un effet de la vie sociale et de ses besoins matériels.

La position de Marx sur le caractère social de l'élaboration de l'esprit rejoint les théories de l'apprentissage socio-constructivistes qui affirment l'importance des interactions verbales avec les pairs pour l'élaboration de la pensée et promeuvent le travail en groupe. L'un des éléments qui est alors mis en avant dans l'élaboration de la pensée est le conflit « socio-cognitif » que l'on peut rapprocher de la notion philosophique de « dialectique ». L'enfant élabore sa pensée en surmontant les conflits entre sa propre opinion et celle des pairs.

C'est pourquoi l'usage de la discussion à visée philosophique (DVP) dans le cadre d'une telle approche à la fois socio-psychologique et philosophique se justifie. Elle constitue un outil qui permet de mettre à jour des conflits socio-cognitifs qui peuvent conduire les élèves à s'interroger sur leurs représentations initiales et à élaborer une pensée plus approfondie en particulier par le passage ensuite à l'écriture.

 

 

Bibliographie en psychologie et en sociologie :

 

Bruner Jérôme, L'éducation, entrée dans la culture (Les problèmes de l'école à la lumière de la psychologie culturelle), Col. Psychologie, Retz, Paris, 1997.

Leger Alain, « Le débat Bernstein-Labov : différences langagières ou inégalités ? » (2000). Disponible sur : http://alainleger.free.fr/textes/divers.pdf

Lieury Alain, Mémoire et réussite scolaire, Paris, Dunod, 1992.

Terrail Jean-Pierre, Entrer dans l'écrit : tous capable !, Paris, La Dispute, 2013.

Vygotski Lev, Pensée et Langage (1934), éditions La Dispute, 1997.

 

 

Focus: Plaisir de la lecture personnelle et performance en compréhension de lecture

 

"Les enfants qui prennent plaisir à lire sont-ils de meilleurs lecteurs ?", OCDE, 2011.

Disponible sur: 

http://www.oecd.org/fr/edu/apprendre-au-dela-de-l-ecole/48640285.pdf 

 

 

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Animé par Irène Pereira

 

 

 

Professeur des Universités.

Philosophie et éthique

Sciences de l'éducation.